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Tunisie : le taux alarmant de l’émigration des ingénieurs

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Le taux alarmant d’émigration des ingénieurs tunisiens affecte le développement économique et social du pays, la pérennité de son modèle économique, et sa compétitivité internationale. Cela limite également la capacité de la Tunisie à réussir sa transition énergétique, numérique et environnementale.

Adel Ben Youssef, maître de conférences (HDR) à l’université Côte d’Azur, co-auteur de l’étude « la fuite des cerveaux des ingénieurs tunisiens :  causes, conséquences et solutions », publiée début juillet 2024 par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) répond aux questions d’Echosplus 

Comment est née l’idée de réaliser cette étude ?

L’idée de cette étude est venue de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), qui a voulu comprendre comment arrêter l’hémorragie de la fuite des cerveaux constatée dans plusieurs secteurs de l’économie tunisienne. Il a ainsi procédé à la réalisation d’un ensemble d’études complémentaires sur le sujet. La première a porté sur les professions médicales et nous avons été chargés de réaliser celle concernant la fuite des ingénieurs. Cette étude s’inscrit dans la continuité des études stratégiques que nous avons conduites sur les transitions énergétiques, écologiques et numériques, des objectifs impossibles à atteindre sans un capital humain adéquat en quantité et en qualité. La même équipe de recherche a été reconduite pour cette tâche.

Que révèle cette étude sur les causes de l’émigration des ingénieurs tunisiens vers les destinations occidentales ?

Cette étude s’est appuyée sur un large dispositif quantitatif et qualitatif pour identifier les causes profondes en sondant les ingénieurs en poste et ceux déjà installés à l’étranger. Sans surprise, de nombreuses causes présumées ont été rapidement diagnostiquées, telles que les conditions de travail et la faiblesse des salaires. Cependant, nous avons été surpris de constater que la dégradation des conditions de vie, l’instabilité politique et économique ont été évoquées en première et deuxième position. Cela montre la complexité de l’équation. Des facteurs liés aux lourdeurs administratives, au manque de nouvelles technologies au travail ou encore à la faiblesse de la formation professionnelle ont également été mentionnés comme des facteurs importants.

Quelles sont les conséquences de la fuite des ingénieurs sur les inégalités de savoir-faire, de recherche, d’innovation et de compétences entre les pays d’accueil et les pays d’origine ?

Les ingénieurs occupent une place particulière dans la société. Ils sont ceux qui permettent de faire le lien entre les nouvelles connaissances, les technologies, les savoirs, d’une part, et les problématiques réelles auxquelles un pays donné est confronté, d’autre part. Ils sont ainsi le maillon fondamental dans l’adaptation des nouveaux savoirs et des nouvelles technologies au contexte local. Sans ce maillon essentiel, le pays risque d’être constamment dépendant technologiquement. De plus, en interaction avec les milieux académiques, ils orientent les travaux des jeunes générations vers les problématiques du secteur productif du pays. Enfin, ils jouent un rôle dans le mentorat et la transmission des savoir-faire tacites aux nouvelles générations, au-delà de la formation académique classique.

Les conséquences de leur absence sont donc très importantes, entraînant des pertes à tous les niveaux et ayant des répercussions y compris sur les milieux académiques tunisiens.

Comment peut-il impacter sur l’expertise et l’innovation en Tunisie ?

La fuite des ingénieurs a des impacts sur l’attractivité de la Tunisie pour les investissements directs étrangers (IDE). En effet, la majorité des entreprises ne viennent pas en Tunisie uniquement pour la main-d’œuvre à bas coût, mais pour la qualité de la formation des ingénieurs et des travailleurs intermédiaires. Cette expertise est fondamentale pour la destination « Tunisie ». Il en est de même pour les entreprises tunisiennes exportatrices qui s’appuient sur ce capital humain pour proposer des produits de qualité. Enfin, le rythme d’innovation et l’absorption technologique risquent d’être affectés à moyen terme, impactant les capacités du pays à moyen et long terme de passer à un niveau de développement supérieur.

Nous vivons une période où l’accélération du rythme des innovations est sans précédent. Une révolution industrielle qui touche tous les secteurs, l’Industrie 4.0, pointe à l’horizon. Pour absorber et adapter ces technologies aux besoins locaux et résoudre les problèmes, les ingénieurs ont une place particulière. Sans cette masse d’ingénieurs, la Tunisie risque de rester à un stade de développement ancien et de ne pas bénéficier des potentialités extraordinaires de la technologie pour devenir un pays à revenu intermédiaire élevé.

Comment l’émigration des ingénieurs de la Tunisie représente-elle une menace pour la croissance économique de la Tunisie ?

Les enjeux sont très importants pour la croissance économique à court terme et en matière croissance potentielle à long terme. D’une part, il y a une perte de capital humain nécessaire au fonctionnement de l’économie tunisienne. Ceci a des impacts sur la croissance économique et la compétitivité de l’économie tunisienne. La perte de capital humain peut se traduire par une qualité de management moindre, avec des répercussions sur l’efficience et l’efficacité des processus de production. D’ailleurs, la croissance économique tunisienne est atone – près de 1% – depuis une décennie, ce qui correspond à la période d’accélération de ce phénomène de fuite des ingénieurs. D’autre part, il y a une perte sèche pour l’État tunisien, qui a formé ce capital humain sans bénéficier d’un retour sur son investissement. Le coût d’opportunité est important pour un petit pays avec des contraintes budgétaires. Ces ressources auraient pu être allouées à d’autres postes également prioritaires. Former pour les pays “riches” sans compensation est problématique et inéquitable !

À terme, il s’agit de sauvegarder la compétitivité de l’économie tunisienne ou de modifier sa structure ! De plus, les craintes les plus importantes concernent le secteur public et sa capacité à attirer des profils de haut niveau pour diriger les infrastructures essentielles, les projets de transitions énergétiques et numériques, les ouvrages en matière d’eau, etc. Les capacités critiques de l’État à remplir ses missions essentielles dépendront de sa capacité à garder ses compétences en ingénierie !

Comment y remédier ?

Plusieurs politiques sont proposées dans le cadre d’un plan d’action avec des horizons temporels différents. Il y a des mesures d’urgence concernant les conditions de travail et la renégociation salariale dans les secteurs public et privé. Il s’agira aussi de faciliter les conditions d’exercice des missions à distance (en mode e-prestations) sans quitter la Tunisie, ainsi que de mettre en place des facilités spécifiques pour les ingénieurs en vue de la création d’auto-entreprises et de startups.

À moyen terme, la stabilité politique et économique ainsi que l’amélioration des conditions de vie (environnementale et sociale) pourraient permettre de renverser la tendance. La Tunisie devrait être une destination d’accueil et non un repoussoir. Des politiques structurelles sont nécessaires.

Enfin, il conviendra de négocier des accords de mobilité courte et en fonction des missions avec les partenaires économiques de la Tunisie (l’Union Européenne et les pays du Golfe). Il est anormal que des ingénieurs tunisiens en pleine activité se voient refuser des visas touristiques pour l’Europe avec leurs familles, mais soient accueillis les bras ouverts pour émigrer ! Il y a un paradoxe ici !

 

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